de Sarah TROCHE
MCF en philosophie de l’art,
Membre du laboratoire STL (Savoirs, Textes, Langage) à l’Université de Lille
Chaque matin, Esther et David écoutent, en s’échauffant, l’enregistrement d’une conférence que Michel Foucault a donnée à la radio en 1966, intitulée « Le corps utopique ». Un texte magnifique, fluctuant au gré d’images étonnantes, du corps prison au corps amoureux ; une voix qui traverse le corps et trace une ligne de pensée acrobatique : dans « le corps utopique », la réflexion délaisse le pas à pas et lui préfère le volte-face, les points de bascule soudains, passant sans transition d’un corps topique qui nous enferme ici là, à un corps utopique qui toujours nous échappe.
Chaque matin, Esther et David écoutent le corps utopique comme on s’étire au saut du lit pour mettre conjointement en mouvement la pensée et le corps.
Alors essayons de nous y mettre à notre tour :
- Gymnastique Foucaldienne
Exercice 1 : « faire corps avec son propre corps »
Vous voici enfermés dans ce corps-là, ce corps prison, cette tête coquille, que vous trimballez avec vous inexorablement : fondre au soleil, se recroqueviller sous la couette, se faire le plus petit possible n’est pas une solution. Vous êtes là, c’est à travers cette tête que vous parlez et que l’on vous voit – corps portion d’espace auquel on ne peut se soustraire : « mon corps, topie impitoyable. »
Exercice 2 : « rêver un corps sans corps »
Essayez de l’imaginer, ce corps qui viendrait effacer votre corps prison : sera-t-il limpide, transparent, lumineux ? invisible, féérique, porté par des bottes de sept lieux ?
Ou peut-être choisirez-vous de vous centrer sur votre âme, petite bulle de savon flottante détachée du corps, cette âme pure que vous chérissez plus que tout ? Vous voilà spiritualisé et presque réconforté : l’utopie a effacé le corps.
Exercice 3 : « altérer le corps »
Palpez l’arrière de votre crâne, appuyez la surface de votre dos contre le matelas, contorsionnez-vous pour apercevoir votre épaule gauche : à quoi ressemblez-vous de dos ?
Rusez, en vain, avec le miroir.
Tâtez le fond de votre bouche.
Regardez le soleil jusqu’à ce qu’il vous transperce et semble toucher votre cerveau.
Ce corps que vous pensiez connaître comme une chose vous apparaît maintenant opaque, fragmentaire. Impossible d’en faire le tour : il vous échappe, toujours visible et invisible à la fois. Dans l’intimité du corps propre se trouve une part d’étrangeté indélogeable.
Exercice 4 : « délivrer-délirer »
Ne fuyez plus cette part d’étrangeté mais étirez-la. Prenez-la comme origine, prolongez cette échappée du corps.
Transformez l’invisible en foyer utopique : votre corps n’est plus prison, mais grenier, cave, fenêtre, il est traversé de plages lumineuses.
Nul besoin d’un monde féérique pour le rendre étranger : votre corps est toujours là et ailleurs à la fois.
Faites-le délirer, maquillez-le, tatouez-le, inventez des rituels qui le relient à l’au-delà : poussez jusqu’au bout cette altérité logée dans le rapport à soi.
Exercice 5 : « calmer l’utopie »
Il est temps de se recentrer, de retrouver un peu d’unité.
Pour cela, trois options vous sont proposées, au choix :
- 1. classique : se saisir d’un miroir et retrouver dans le reflet la totalité qui vous manque.
- 2. irréversible : devenir cadavre, clôturer à jamais la forme de votre corps.
- 3. érotique : faire l’amour, sentir chaque parcelle de votre corps se mettre à exister sous les doigts de l’autre qui vous parcourt, chaque part invisible intensément présente ici-là, sans ailleurs.
Combiner éventuellement les trois, pour ressaisir dans l’amour la proximité du miroir et la menace de la mort.
Voilà : vous avez fait votre exercice de gymnastique foucaldienne : replié, altéré, décentré, réunifié : vous rayonnez.
Où passe le chemin qui mène du « Corps utopique » de Foucault aux corps erratiques des Ruines circulaires ? Comment l’utopie du corps est-elle reconfigurée, aujourd’hui, par les outils numériques, par les caméras, par les détecteurs de mouvements ? Comment ce mouvement d’échappée du corps propre, ces effets de circularité entre visible et invisible, sont-ils augmentés, mais aussi perturbés par nos doubles numériques ?
- 2016-2020, Travail préparatoire : « Un échec initial était inévitable »
Face à l’objectif, Esther effectue une série chorégraphiée de mouvements qui sont captés par une kinekt de première génération, une caméra bas de gamme. À partir des mouvements réels d’Esther, la machine produit une image synthétique : image d’un corps sans corporéité, géométrisé, désarticulé, un anti-corps qui ignore la gravité et bouge en tous sens, dans des mouvements physiologiquement aberrants : corps fluide qui tout d’un coup disjoncte, s’affole.
Ces erreurs d’interprétation de la machine sont le point de départ d’un travail sur le corps, un exercice qui prend pour médiation le corps virtuel. Esther s’efforce de rejouer la copie de son corps désincarné, de sortir de soi par la médiation d’une captation virtuelle instable. Effet de boucle sans retour initial : en copiant ce corps virtuel calqué sur le sien, elle fait l’expérience, non d’un retour à soi, mais d’un déplacement, d’une altérité en acte : des mouvements étranges qui font mal, qui désarticulent, perturbent les connexions habituelles, déplacent les repères du pensable et du réalisable. Ces mouvements seront à nouveaux captés par la machine, puis rejoués par Esther, et ainsi de suite. La boucle générative produit une matière chorégraphique inédite, que David et Esther décident ensuite d’ordonner, en inventant un lexique corporel, une série « d’hypergestes », pour reprendre le terme au cœur de leur collaboration avec Aurore Desprès : « tremblements », « fulgurance », « segmentation », « sans poids », « désarticulation », « vision fovéale », chaque terme permet de mobiliser à volonté les mouvements aberrants nés du dialogue entre homme et machine.
Si ce dialogue est fécond, c’est bien par les effets de déphasage, donc par l’absence d’accord possible : la machine n’est pas plus humaine parce qu’elle se trompe ; elle produit dans ses erreurs des mouvements inhumains ; elle disjoncte en désincarnant le corps ; et le corps des performeurs ne rejoint pas la machine en copiant des pantins virtuels : incarnés, ces mouvements deviennent burlesques, inquiétants, décalés : le corps utopique devient machine à fictions.
- Les ruines circulaires
Une histoire sortira de cette matière chorégraphique, portée par l’univers de Borges : histoires de corps endormis qui progressivement sortent de la nuit ; passage du corps en ruine au corps incarné. Mais s’incarner, ce n’est pas allumer la flamme qui se propagerait dans le corps, l’étincelle de vie qui l’animerait progressivement, continûment jusqu’à sa pleine maîtrise. S’incarner, comme le montre Foucault, c’est être ailleurs.
Aussi, sous nos yeux, le corps s’utopise en devenant corps propre. Le cercle isole deux corps erratiques, traversés par des courants contraires ; des mouvements réflexes, sporadiques ; des corps pantins comme animés de l’extérieur ; des mouvements animaux ; des gestes schizophrènes qui se retournent contre eux-mêmes ; mais aussi des regards happés par la présence inquiétante de pantins virtuels, qui se déplacent et se recomposent sous l’œil mobile de la caméra. Pas de dialogue entre ces pantins et eux, mais des points d’attaches subits, qui agacent le corps, le mènent à bout.
« Un échec initial était inévitable » : dans Les ruines circulaires de Borges, un homme chamane veut rêver minutieusement le corps d’un autre, le créer amoureusement et patiemment, « entraille par entraille et trait par trait ». Il s’éveille soudain, épuisé, l’âme vidée par l’effort, et laisse tomber ce corps onirique qui tenait par la puissance du rêve. Mais cet échec est le départ d’un nouveau rêve : à moins qu’il ne s’agisse, peut-être, d’un rêve dans le rêve.
Conjonction d’ici et d’ailleurs, le rêve est bien l’expérience utopique par excellence, universelle : non seulement parce que le rêve est une échappée sur place, et que par lui nous pouvons faire l’expérience de ces « corps sans corps » dont parle Foucault – déliés, limpides, lumineux – des corps de rêve. Mais aussi parce que le rêve est une histoire de captation : dans la nouvelle de Borges, le rêveur découvre qu’il est rêvé à son tour :
« avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver ».
L’utopie ultime, celle qui nous projette intégralement dans un ailleurs que nous ne maîtrisons pas, c’est ce corps onirique qui nous met dans la tête de l’autre, nous rend captif du rêve d’un autre.
Dans l’amour, nous dit Foucault, il y a un regard pour voir vos paupières fermées. Sous les paupières, c’est le corps de celui qui me regarde qui se trouve recréé.
Fermez les paupières.
Rêvera bien qui rêvera le dernier.
Sarah TROCHE
Nos corps aux miroirs des écrans
Le 6 novembre 2022, dans le cadre de la résidence Airlab d’Esther Mollo et David Ayoun, s’est tenue l’après-midi Nos corps aux miroirs des écrans, qui était conçu comme un temps de recherche-création collectif autour de l’oeuvre Les Ruines Circulaires – archéologie d’une disparition : le public a ainsi pu voir la performance et découvrir l’installation. Quatre chercheurs de diverses disciplines (Philosophie, Arts du spectacle, Histoire de l’art, Littérature), ont suggéré des pistes d’interprétation à partir des Ruines circulaires, en convoquant au passage mythes du corps et échos de l’histoire des arts. Il s’agissait d’explorer comment cette œuvre plurivoque met en jeu nos conduites et nos relations à l’heure du numérique. Les textes qu’ils ont produit relèvent moins de l’analyse d’œuvre, que de la résonance poétique et critique.